vendredi 13 février 2015

Une odeur de Fleur d'oranger

A Kiki, parce que tu as tellement insisté..

Elle se tenait bien droite. Digne et élégante. La tête haute, relevée. Ses mains étaient si fines. A travers sa peau, devenue translucide avec l'âge, Justine pouvait apercevoir presque tous les petits vaisseaux...les doigts de sa grand-mère couraient sur les touches du piano.

Avec force et dextérité.

Justine ferma les yeux.

Elle fut transportée une vingtaine d'année en arrière. Quand elle avait à peine dix ans. Chaque matin, elle s'éveillait au son des "quatre saisons" de Vivaldi. Elle se levait, écartait les rideaux lourds et épais  et ouvrait en grand les  fenêtres de la baie vitrée de sa chambre. L'air vivifiant de l'océan atlantique, l'odeur de la marée et la bruine salée venaient lui chatouillait les narines. Elle restait ainsi quelques minutes le regard perdu vers l'horizon, à imprégner son âme des couleurs changeantes et uniques du bassin d'Arcachon.
Puis lorsque sa grand-mère attaquait "l'été" sur la partition, elle enfilait son peignoir, glissait ses pieds dans les chaussons  doux et confortables, se dirigeait vers le salon, posait une main sur l'épaule de sa mamy, et joue contre joue, achevait avec elle les dernières notes de la partition.

" Ton thé Darjeeling avec la tranche d'orange est juste à la bonne température ma douce Justine. Les crêpes sont chaudes et n'attendent plus que le carré de chocolat..."
"Merci Mamy mais d'abord, je vais me baigner."

Et elle filait  vers cette eau qui lui rappelait combien elle était vivante, faite d'os et de chair...surtout d'os...Elle y nageait jusqu'à épuisement.
Grelottante, elle revenait en courant jusqu'à la terrasse en bois où l'attendait sa grand-mère, peignoir à la main. Elle l'enveloppait de la douce éponge parfumée à la fleur d'oranger et lui frictionnait le dos vigoureusement. Puis elle la serrait dans ses bras, toutes deux  tournées vers l'océan.

Aujourd'hui, Mamy jouait toujours du piano mais les souvenirs avaient disparus dans son esprit âgé. Parfois, ils revenaient et avec eux toute la douceur de l'enfance.

Et l'odeur de la fleur d'oranger...

mardi 10 février 2015

Mamy est revenue...

Alors elle se lève. Éteint la télé et fixe pendant plusieurs secondes l'écran devenu noir. Elle reste immobile. Se demande où elle est. L'environnement lui apparaît tout à coup étrange et étranger.

-"C'est donc ça ma vie?"

Elle cherche des yeux et pourtant elle sait déjà qu'elle ne trouvera rien. Sauf si on considère que le néant c'est déjà quelque chose.
Tout est embrouillé dans sa tête. Elle y fouille des souvenirs mais c'est comme plonger une main dans une eau noire et glacée. Elle n'en ressort rien si ce n'est le vide et la terreur.
Quelqu'un l'a appelée tout à l'heure. Qui?
Elle entend un bruit venant de  la cuisine. Son cœur bondit dans sa poitrine. Est-ce une personne qu'elle connait ou n'est-ce personne?
Ses yeux ne cessent d'aller de droite à gauche. A la rencontre d'une image familière.

Elle soupire...

Rien.

Son regard accroche une paire de pantoufles et un peignoir.
"Qui a bien pu déplacer mes affaires?"
Elle est certaine de les avoir laissés sur la petite chaise bleue dans sa salle de bains. Plutôt salle d'eau d'ailleurs. Elle avait fait transformer la baignoire en douche quand René s'était cassé le col du fémur.
C'était qui René?
Sûrement le Monsieur qui pose à côté d'elle sur la photo qui trône sur le piano.

Elle soupire...

Toujours rien.

Des notes s'envolent du salon et partent à la conquête d'une jeunesse perdue et d'un passé oublié. Ses doigts courent sur le clavier, à l'assaut des noires et des rondes, des doubles-croches et des silences. Nul besoin de partitions. De toutes les façons, elle ne saurait plus lire les notes. Ses doigts sont plus forts que sa mémoire. C'est un acte si familier, instinctif presqu'inné.

"Mamy t'es là?"

Encore cette voix!

"Ah, tu es là! Je te cherchais dans le jardin. Pourquoi n'es-tu pas dehors à tailler tes rosiers? Tu as laissé ton tablier, ton panier et ton sécateur au milieu de l'allée. J'ai eu peur que tu aies fait un malaise."

Cette jeune fille lui parle comme si elles se connaissaient.

"C'est moi Mamy. Justine."

Elle a connu une Justine il y a bien longtemps

"Oh Mamy, ma Mamy...Reviens-moi!"

"J'ai froid Madame."

"Mamy pourquoi es-tu nue? Tu as enlevé ton peignoir et tes pantoufles.

Justine caresse la joue de sa grand-mère, des larmes perlent sur son visage. Elle n'a plus qu'elle! Au décès de ses parents, sa Mamy et son grand-père l'ont recueillie et élevée avec tout leur amour. Au décès de papy René, Justine était revenue s'installée dans cette maison qui a été si longtemps son refuge.

"Je reviens Mamy, je vais chercher de quoi t'habiller. Ensuite on ira se promener."

Elle entend les pas de cette jeune femme s'éloigner puis à nouveau s'approcher. Elle la laisse l'habiller. Elle est gentille cette petite...

Elle saisit la main de Justine et la porte à ses lèvres. Elle connait ce parfum. Il l’apaise et l'attendrit :

"Ma petite fille, murmure-t-elle, ma petite fille..."
"Oui Mamy c'est moi"

Jeanne la regarde :

"Pourquoi pleures-tu ma Justine? C'est parce que tu t'es fait mal avec une épine des roses? Viens mon ange, il faut désinfecter et mettre un pansement. Ensuite, on finira de tailler les rosiers et on se boira un bon thé Darjeeling avec une tranche d'orange. J'ai même préparé quelques crêpes. On fera fondre du chocolat comme tu aimes."

Justine regarde sa grand-mère se lever et aller directement à l'armoire à pharmacie.

Mamy est revenue...